En ce temps, Yshushsir était déjà vénérable, mais Hiemisla était encore jeune. Les trois filles aînées du Père-Arbre parcouraient les cieux dans leur danse éternelle, rythmant le cycle du monde nouveau-né.
Lors il advint qu'Yshushsir voulut remplir le monde, afin que la lumière des astres eut quelque chose à éclairer et faire resplendir, et que le manteau des larmes d'Yssandre soit rehaussé de mille parures. Lors il advint qu'une des racines du Père-Arbre, sous la volonté de celui-ci, se craquela et de la sève se mit à en couler, de la sève rouge comme le sang, et chaude comme un feu.
La sève se mélangea à la terre primordiale où s'enracinait le Père-Arbre. Le mélange se solidifia et prit la forme d'un elfe, le premier à être constitué de matière. Par la force de son Verbe, Yshushsir insuffla la vie à cet être.
- Lève-toi mon fils, dit-il, et ensemence ce monde que tes soeurs parent de leurs éclats. Tu auras pour nom Merlot, car tu es né de ma sève-sang.
Ainsi naquit Merlot, dieu des forces vitales de la Nature, premier des mâles froerïns.
Pendant des cycles et des éons, Merlot repoussa les limites terrestres de Hiemisla, offrant à ses soeurs toujours plus de lieux à découvrir et recouvrir. Il éleva les montagnes, demeure d'Yssandre dans laquelle Kallista et Belgadis purent désormais tour à tour se reposer. Il façonna les plaines et les plateaux, y creusant des chenaux et des cuvettes, afin que les larmes cristallines d'Yssandre y soient recueillies, telles un trésor précieux. Belgadis les fit fondre, afin qu'elles irriguent les terres, telle la sève irrigue une plante.
Puis, par la seule force de son Verbe, Merlot créa les différentes espèces végétales, et ensemença les terres avec leurs germes. Il les nommait au fur et à mesure qu'il les semait, les incitant à pousser dru, et haut, et à porter fruit ou herbe grasse chacun selon leur nature, les encourageant à croître et à se multiplier, les engaillardissants avec des chants de sa composition.
Une fois cette tâche accomplie, Merlot commença à accomplir son grand oeuvre, son ultime tâche. Il se rendit en lieu qu'il affectionnait particulièrement, au coeur de la forêt des songes. C'est une clairière isolée, où il se trouve un germe de chaque espèce végétale de notre monde. Parvenu au centre de cette clairière, Merlot plongea sa main gauche dans sa poitrine, et en retira son coeur. Puis il pressa celui-ci au-dessus d'une coupe en bois, afin d'en extraire toute la sève. Enfin, il arracha son bras gauche, dont la main tenait toujours son coeur, et le planta au centre de la clairière. Il posa la coupe à côté, puis repartit ensemencer le monde.
Quelques lunes plus tard, Merlot revint à la clairière, et la retrouva telle qu'il l'avait laissée. Son coeur, toujours tenu par sa main gauche, avait à nouveau sa taille d'origine. Dans la coupe, il retrouva sa sève-sang, dont la couleur rouge-brun avait viré au rubis. Il but ce liquide, et une feu nouveau coula en lui. Le vin, cet élixir de nos dieux, était né.

De nos jours, les suivants de Merlot continuent d'entretenir le souvenir de cette création, en récoltant le "coeur de Merlot", en le vinifiant et en faisant moult libations et lustrations à la gloire du dieu. La société froerïn, bien qu'accordant la primauté en tout aux femmes, est marquée par cette exception que seuls des mâles peuvent être prêtres de Merlot. Il est vrai que ce dieu eut moult compagnes, mais aucune n'est d'essence purement divine.

Voici un petit texte sur la naissance du dieu Merlot, ainsi que sa contribution à la création. C'est donc en gros un dieu chtonien, représentant les forces vitales de la Nature. Son côté plus festif sera développé dans un autre épisode de la Geste.

Le Geste de Merlot - La découverte de la "fumette"

Après avoir fait don au monde, c'est-à-dire aux Froerïns, du vin et de l'agriculture, Merlot parcourut les continents de Cyborn. Sa course dura des siècles, au cours desquels il ensemença les terres, créant de nouvelles plantes, dressant des forêts. Mais toujours son coeur revenait vers Hiemisla.
Ses pas le ramenèrent finalement vers sa terre natale. Yshushsir, l'Arbre-Père, n'était déjà plus. Merlot prenait plaisir à errer à travers Hiemisla. D'autres races que les Froerïns parcouraient ces terres maintenant, races auxquelles les Froerïns avaient appris, de gré ou de force, les secrets de l'agriculture.
Il y avait toujours des réfractaires à ce mode de vie, préfrant la liberté du nomadisme et de l'errance. Bien que n'étant pas des Elfes, Merlot les appréciait et discutait souvent avec eux, se faisant passer pour un voyageur. Les récits du dieu sur la jeunesse du monde avaient leur petit succès lors des veillées nocturnes.
Un soir, Merlot vit l'un de ces nomades utiliser un objet qui l'intrigua: il s'agissait d'un creuset prolongé par un tuyau qui lui était perpendiculaire. À sa grande surprise, Merlot vit le nomade tasser des feuilles hachées dans le creuset et, après y avoir mis le feu, aspirer la fumée qui se dégageait par le tuyau.
- Qu'est-ce donc que ceci ? demanda-t-il
- Tu ne connais pas cela ? lui répondit le nomade, surpris. Il s'agit d'une herbe qui se fume. On hache finement les feuilles, on y met le feu et on allume la fumée.
- D'où tenez-vous cet art ? s'enquit le dieu.
- Mon aïeul m'a expliqué qu'il le tenait de son aïeul, qui lui-même le tenait de son aïeul. Or celui-ci découvrit cet art au contact d'une population d'êtres étranges, qui nous ressemblent mais sont moitié moins grands que nous. Des Kirkillins.
- Des Kirkillins, répéta Merlot d'un air songeur. Puis-je essayer ?
- Certes, mais fais attention. On s'étouffe facilement en avalant la fumée, les premières fois...

Effectivement, lors de sa première bouffée, prise au milieu de mortels, le dieu manqua s'étouffer et pensa recracher ses poumons... Mais le goût de cette plante fumée n'était pas mauvais. Il lui fallut peu de temps pour apprendre à fumer conveablement, puis de manière experte.
Depuis lors, Merlot vagabonde toujours en ce monde, une pipe au coin de la bouche. L'herbe à fumer est un de ses plaisirs, avec le vin. Il confia le secret de la "fumette" (ainsi qu'il appelle lui-même cet art) à certains de ses prersû.
- Cette fumigation sera mon encens. Allez, et confiez cet art à vos disciples.
C'est ainsi que depuis, dans la communauté elfique, tous les prersû de Merlot ont avec eux une fiole d'alcool, une pipe et de l'herbe à fumer, qu'ils considèrent comme des objets liturgiques parmi les plus importants.
Il est également dit que Merlot, après avoir longuement cherché, rencontra des Kirkillins. En remerciement de cet art ancestral, il est dit qu'il créa pour eux une plante aux vertus idoines pour l'art de la fumette, capable de réjouir le coeur et d'affiner la vue de l'esprit. Mais sur ce chapitre, les Kirkillins sont muets, ne confirmant ni n'infirmant rien.