Il y a fort longtemps, l'on racontait qu'il existait une ville surplombant des flots tumultueux, tout au sud d’Hiémisla. Une cité flamboyante et prospère où furent mêlés les pierres blanches à la couleur turquoise de la mer. La capitale d'un gigantesque royaume délimité par des frontières naturelles, rocheuses ou montagneuses, aussi bien que par des marais ou des forêts. L'organisation y était pointue, divisée en plusieurs maisons : militaire, religieuse, commerce et artisanat ainsi que politique.

Tout était fait de manière à ce que seule, l'harmonie domine pour le bien de tous. C'est donc en ce lieu dont le nom fut oublié les siècles passant, que vivait un jeune tisserand. Il n'était pas bien riche mais il possédait une petite échoppe dans les vieux quartiers. Il avait connu son heure de gloire grâce aux différentes manières dont il entrecroisait les fils de lin. Cependant, plus le temps passait, moins le client venait. Rares étaient les gens qui se pressaient à l'entrée de sa boutique, et pour cause ! De riches marchands nomades venaient vendre de somptueuses étoffes aux couleurs éclatantes avec lesquelles il était possible de créer des tenues d'une qualité rare.



Pourtant, notre tisserand que l’on appelait Gurval l’Arcadien, poursuivait son œuvre sur son métier à tisser. Chaque matin, il priait les dieux et s’installait mais chaque soir, des larmes venaient à rouler sur ses joues creusées par la fatigue. Il en mettait du cœur à l’ouvrage, diminuant peu à peu ses heures de sommeil pour travailler plus encore malgré que cela soit inutile. Seules, quelques vieilles femmes venaient encore dépenser quelques piécettes, n’ayant guère plus d’argent pour se vêtir. Les matières plus nobles étant réservé aux jeunes filles que l’on mariait. Les épousailles se paraient alors d’or et d’éclats d’aurore.

Un jour pourtant, la cité fut prise d’effervescence. L’on parlait de la visite d’un empereur venu d’une contrée lointaine et certainement exotique, où des fruits juteux tombaient des arbres et où l’on ne manquait jamais ni de nourriture ni de boisson, ni d’argent. Les gens là-bas ne portaient que soieries et tenues d’apparat richement décoré de pierres précieuses, qui parait-il, poussaient à même le sol et les arbres. Ne disait-on pas que le cristal tombait des cieux ? Que les émeraudes se cueillaient dans de vertes prairies ?

Des festivités gargantuesques accueillirent l’empereur en question et sa suite. La musique et les chants résonnaient à travers la cité pour lui faire bon accueil. Pendant ce temps-là, le bon Gurval s’enfermait dans son atelier nuit et jour, sans plus aucun repos, avec la ferme intention d’arriver à vendre ses carrés de lin. C’est alors qu’une brise légère filtra à travers la demeure, et qu’une étrange créature fit son apparition.

Gurval crut rêver alors que ses yeux étaient cernés d’une teinte grisâtre, et que son visage émacié ne trompait pas sur son état d’épuisement. Quelques amis inquiets l’avaient prévenu, de faire attention et que les affaires allaient mal pour tout le monde depuis que les nomades apportaient de nouvelles marchandises en grande quantité, mais non, le jeune homme ne voulait rien savoir. Il fronça donc les sourcils en observant ce qui semblait être la chose la plus laide qui soit au monde. Une peau recouverte d’écailles luisantes et verdâtres, dont les pointes se terminaient en piques acérées, tandis que la figure aux traits déformés ne pouvait qu’inspirer la terreur. Des ailes squelettiques et à peine recouverte de chair battaient l’air, tandis qu’à leurs extrémités s’ouvraient et se refermaient ce qui paraissait être trois doigts pourvus de longues griffes noires.

Le tisserand tétanisé, ne bougeait plus alors que la créature s’avançait vers lui jusqu’à lui faire face. Le regard naturellement exorbité de cette dernière avait de quoi choquer encore plus, mais elle ne se formalisa pas de la crainte qu’elle suscitait, et c’est d’une voix nasillarde qu’elle prit la parole.

«- Vos prières sont parvenues jusqu’au seuil de l’entre monde. Vos supplications et autres requêtes ont été entendues. Aujourd’hui et aujourd’hui seulement, vous pourrez réaliser votre vœu de créer le tissus le plus magnifique au monde, et ainsi devenir le plus riche homme qui soit. »

La surprise se lisait sur le visage de Gurval l’Arcadien. Jamais il n’avait pensé qu’un jour, ses rêves les plus chers puissent se concrétiser et mieux encore, que les dieux s’intéressent à sa petite personne. Contre toute attente, il accepta donc ce présent inestimable. La créature alors, matérialisa face à ses yeux ébahis, une harpe à la facture impressionnante. Sur le bois formant un triangle cintré, étaient sculpté avec une finesse sans pareille, diverses scènes improbables sorties d’un imaginaire fertile, ou bien faisant parti des secrets divins. L’instrument contenait ainsi trente deux cordes ajustées de manière harmonieuse afin d’en extraire la véritable quintessence de la musique.

« - Ceci est l’objet choisi qui vous permettra de réaliser vos souhaits les plus chers. Etant donné vos talents pour tisser le lin, nous espérions que vous puissiez tisser de la même façon des mélodies qui sauront toucher le cœur des hommes et l’âme de ce monde. Ceci est un grand jour pour vous. Si vous parvenez à satisfaire les Dieux, vous serez le plus comblé des êtres vivants. A l’inverse, seule la destinée sait ce qui vous attend… »

Le jeune homme se trouva fort dépourvu, et une grimace apparut au coin de ses lèvres. Il n’avait jamais appris à jouer d’un instrument si ce n’est de son vieux fifre. Il se remémora alors ces jours bénis où avec ses frangins ainsi que son père, il partait des journées entières à la pêche. A l’ombre d’un feuillage, ils s’installaient ensemble et discutaient des histoires de la cité, ou bien des jolies filles. Ils chantaient de vieux airs de marins et c’étaient des moments loin de tout souci qui furent les plus heureux de son existence.

Gurval n’a jamais vécu dans l’opulence, bien au contraire. Il était le cadet d’une famille nombreuse, dont la naissance avait suivi celle de quatre autres frères. Quand bien même sa mère mourut en couche, c’est avec beaucoup d’amour qu’il fut élevé par un père strict mais droit qui avait inculqué à ses enfants bien des savoirs ancestraux, tout en leur donnant le goût du travail et le don de soi. C’est ainsi que l’aîné rejoignit les rangs de la maison militaire afin de servir loyalement la cité en la défendant contre de potentiels ennemis. Vouant sa vie au combat, il devint capitaine tandis que le deuxième garçon finit prêtre au sein de l’unique temple. Le troisième choisit de parcourir le monde en tant que marchand d’épice et épousa une jeune veuve du nom de sophya. Le couple marié s’installa alors dans un village et se consacra finalement à rebâtir une vieille ferme pour y faire de l’élevage mais aussi vaquer aux travaux des champs. Quand au quatrième, c’était vraisemblablement un rêveur doué pour les mots et les rimes. D’auberge en auberge, il contait des histoires, chantait et se donnait en spectacle même si les rentes n’étaient pas toujours au beau fixe. Il vivait au jour le jour tel un bohème. Gurval reprit donc l’affaire familiale, espérant de meilleurs lendemains.

Ils avaient tous connus les jours de vache maigre, où chaque repas était si frugal que cela laissait une sensation de faim inassouvie. Heureusement, ils n’étaient pas seuls à vivre dans ces conditions, et beaucoup de pauvres erres tentant de tenir des commerces, s’entraidaient en échangeant leurs biens. Contre des carrés de lin, le boulanger donnait un pain ou bien le bouquier vous offrait un petit panier de châtaignes, tandis que le boucher refilait quelques morceaux de viande invendue, souvent des restes, comme le faisait l’aubergiste. Sinon, il fallait partir pêcher ou chasser. La cueillette, aux champignons comme aux fruits des bois, était courante lorsque c’était de saison. Bien des gens trouvaient des moyens de se faire quelques pièces en créant des couronnes de fleurs lors de fêtes, ou en proposant la vente de jacinthes ou de jonquilles en bouquets. Tout était prétexte à remplir les poches trouées, car la vie n’était pas simple quand bien même cette si belle ville prônait l’harmonie.

Les vieux quartiers étaient ainsi fait. Le gîte et le couvert étaient offerts aux voyageurs sans le sou. Ceux qui pouvaient se permettre d’ouvrir une échoppe visaient avant tout l’utilité de pouvoir garder un toit sur la tête, de quoi se nourrir et se vêtir correctement. Une famille comme celle de Gurval était donc précieuse, car chacun avait su trouver une voie permettant cette entraide efficace. Et c’était donc à ce moment précis que notre jeune tisserand se dit qu’il avait bien besoin de ses frères. Il sentit à quel point de si peu les voir depuis quelques années lui pesait, et le voilà dans de beaux draps ! Il avait tellement espéré, que ses vœux pouvaient enfin s’exaucer mais à quoi cela sert-il d’être riche si l’on a personne à combler, ni avec qui partager ? Tant de durs labeurs, tant de plaintes mais aussi cette farouche volonté à vouloir affronter ses peines. Tout était à portée de main et il n’arrivait guère à se résoudre. Jouer de la harpe ? Il ne savait pas, et cela risquerait de lui apporter tant d’ennuis s’il décevait les dieux...

La créature continuait de l’observer, impassible. Peu importe qui elle était. Si dans sa poitrine se trouvait un cœur, elle ne semblait pas en donner l’apparence. Chose qui peut être trompeuse, car elle comprenait bien le dilemme de son interlocuteur. Les humains étaient naturellement rêveurs. Ils imaginaient mille et une choses pour combler un manque et lorsque le fantasme était incroyable mais possible, c’était souvent les mêmes réactions. Certains devenaient fous et hystériques rien qu’en la voyant, d’autres se sabordaient ou fuyaient à toute enjambée en l’insultant de démon. Cependant, si un faiseur de rêve venait à vous, tant que vous n’aviez pas fait votre choix de respecter les règles du vœu sacré, il était impossible qu’il s’en aille ou vous abandonne sauf en cas de mort prématurée. Il était pourtant possible de renoncer à ses rêves. Pour cette loi, il était néanmoins précisé que ce choix devait se faire sans aucune influence, aussi, la plupart l'ignorent.

Elle n’en avait croisé qu’une fois. C’était une petite fille aux boucles brunes qui avait tant espéré revoir sa mère qu’elle avait prié le plus fort possible. Shinigami, c’était le nom de la créature, était donc intervenue mais l’enfant avait mûrit au fil du temps sans réaliser ce vœu et avait finalement renoncé. Elle avait décidé qu’elle la reverrait lorsqu’elle mourrait, et qu’en attendant son heure, sa chère maman vivrait en son cœur avant tout.

Les choses se terminaient souvent mal car l’avarice et la cupidité prédominaient chez la plupart des êtres qu’elle visitait. Rêver est une bien belle chose, elle-même n’avait jamais su et enviait ce don incroyable, mais il y avait une limite et étrangement, ce sont auprès des enfants qu’elle l’avait compris. Il y avait les rêves purs qui réchauffaient les pensées et l’âme que rien ne briserait jamais, puis d’autres matérialisés par l’envie, la jalousie, le désir de posséder, l’orgueil et la paresse. Ces derniers ne connaissaient que des issues tragiques. Là, des meurtres. Ici, des guerres avec des armes ou des mots. Parfois, ces derniers faisaient bien plus mal.

Les enfants, pour la plupart, ne jalousaient pas ou demandaient des choses guère compliquées. Ils rêvaient pour rêver, jusqu’à croire ce qu’ils imaginaient sans avoir besoin d’elle. Malheureusement, dès lors où ils grandissent, ils oublient bien souvent ce qu’ils furent. Si Shinigami existait, c’était parce que les gens priaient les Dieux et croyaient en eux. Elle ponctua sa pensée par un soupir las, en se disant que les enfants ne devraient jamais grandir, mais qu’après tout, elle ne faisait que remplir sa tâche en attendant sa libération.